Gilbert incarne un mode de vie ancestral qui lie les hommes à leur terre. Il perpétue la tradition millénaire du pastoralisme au sein d’une station de ski des Alpes. Rencontre avec le dernier berger des Deux Alpes.
Pour tomber sur Gilbert, il faut de la chance, un peu d’endurance et une ouïe fine pour suivre le tintement des clarines. Une fois les bêtes débusquées entre forêts et alpages, rien n’est encore joué. Un homme au milieu de 800 bêtes, ce n’est pas évident à repérer… Vous ne trouvez pas Gilbert, c’est lui qui vous trouve ! La silhouette trapue du gardien de troupeau se détache du sentier en aval. Il pousse une vague de moutons devant lui. Quatre chiens au pelage bigarré le suivent comme son ombre. La procession dégage une aura de sérénité. La voix douce du berger rompt le silence : « Tu m’as devancé on dirait !».
« Mon grand-père était berger, mon père était berger. Et quand mon père est mort en 1983, je suis devenu berger »
Le métier de berger, pour ce natif des Deux Alpes, c’est une histoire de famille. « Mon grand-père était berger, mon père était berger. Et quand mon père est mort en 1983, je suis devenu berger » confie le sexagénaire, caché sous son bob et derrière sa barbe hirsute. L’histoire de cette région est intimement liée au pastoralisme. « Tout le monde avait des bêtes ici avant. Quelques vaches, des moutons et des chèvres. Les gamins les gardaient à tour de rôle pendant l’estive. La montagne elle-même ne ressemblait pas à ça ». Le recul de l’élevage extensif a perturbé l’équilibre bâti depuis des millénaires entre l’homme et la montagne.
La transhumance est une tradition séculaire en Oisans
Gilbert désigne avec son bâton des friches et des forêts : « Avant ici, il y avait les prés de fauche pour faire le fourrage d’hiver. Là, le pré des vaches. Plus haut, ceux des moutons ». En plus des bêtes de chacun, les pâturages accueillaient les moutons du Sud de la France. La transhumance est une tradition séculaire en Oisans. A la fin du printemps, les éleveurs d’ovins provençaux menaient leurs troupeaux à pied jusque dans les montagnes uissanes en quête d’herbes plus vertes et plus grasses. Aujourd’hui les moutons voyagent en camion, mais la tradition perdure. Sur les 800 bêtes que garde Gilbert, 700 appartiennent à un éleveur du Gard.
Le berger raconte, appuyé sur son bâton : « Les hivers étaient durs à l’époque. Pour gagner un peu d‘argent, les anciens faisaient soit colporteurs dans les grandes villes, soit gardien de troupeau dans le Midi comme mes aïeux. Certains ne revenaient pas au village après avoir goûté à une vie plus douce dans la vallée ». L’implantation de la station de ski en 1946 a mis du beurre dans les épinards. Petit à petit, les habitants ont délaissé le mode de vie pastoral pour travailler aux remontées mécaniques. Les parents de Gilbert se sont adaptés. « Gamin, je distribuais le lait de nos vaches avec ma mère dans les hôtels de la station. Mon père et moi, nous ramassions les poubelles des touristes avec l’aide de notre jument. Et puis il fallait s’occuper des bêtes. Je n’allais pas beaucoup à l’école » confesse le Bisalpin avec pudeur. « Quand j’ai eu l’âge de travailler, l’hiver je conduisais les dameuses sur les pistes de ski. Je finissais à minuit et je me levais à 5h du matin pour nourrir les brebis à la bergerie».
Le dernier bastion de la culture paysanne
Aujourd’hui, la famille de Gilbert représente le dernier bastion de la culture paysanne aux Deux Alpes. Dans un hameau de la station, son frère élève encore des vaches, des chèvres et des ânes. Sa belle-sœur fabrique des fromages. Gilbert garde en mémoire des instants privilégiés du temps où il était à la fois berger et fromager : « J’aimais beaucoup le moment de la traite du soir. Je prenais mon seau, un morceau de pain, et j’allais tirer le lait, seul avec mes bêtes… J’ai arrêté les fromages il y a quelques années, c’était trop de travail ».
« Ce matin en faisant le tour des brebis, j’ai récupéré un agneau qui venait de naître »
Au réveil, Gilbert allume le transistor dans sa cabane en bois. C’est son rituel. L’abri domine le parc à moutons et la vallée du Vénéon. Il n’y a ni eau, ni électricité. Son gîte illustre la sobriété heureuse : une gazinière, une table et un matelas sur la mezzanine. La première mission de la journée pour le berger, c’est « soigner » ses bêtes. Il ausculte les moutons dans l’enclos et prodigue les soins nécessaires : « Ce matin, en faisant le tour des brebis, j’ai récupéré un agneau qui venait de naître. Je l’ai tout de suite descendu à la bergerie en voiture… C’était plus dur pour les bergers avant, quand il n’y avait pas de pistes, pas de voitures, mais seulement des mulets ! » plaisante le pasteur aux yeux rieurs.
"Je récupère mon casse-croûte et on va lâcher les fauves"
Il est déjà 10 heures, Gilbert annonce : « Je récupère mon casse-croûte et on va lâcher les fauves ! ». Il visse son bob sur la tête, chausse ses godillots et empoigne son bâton. Après avoir ouvert la clôture, le berger et ses chiens s’écartent. Les 800 moutons n’osent pas se lancer. Un groupe s’approche. D’autres les imitent. Puis le troupeau s’engouffre dans la brèche, soulevant avec lui des nuages de poussière dans un concert de clochettes et de bêlements.
Gilbert salue un chasseur. Le jeune homme revient bredouille avec son fusil en bandoulière : « Je n’ai rien chassé, mais le congélateur est déjà plein de sangliers ! Demain matin nous irons vers les Drières, si tu pouvais éviter le secteur ce serait bien ? ». Le berger acquiesce. Depuis son estive, à l’aube ou au crépuscule, il en voit passer du gibier ! Des hardes de chamois, des sangliers, des coqs de bruyère (ou Tétra, animal emblématique des Alpes) parfois. Mais lui, il ne chasse pas. « C’est pas mon truc » affirme l’amoureux des bêtes.
Gilbert donne le rythme au troupeau
Le pâtre surveille ses moutons. Il les escorte dans les alpages d’automne aux faux airs de savane africaine. Soudain, il se penche. Il déterre un bout de tuyaux à moitié enfouis, puis un deuxième, un mètre plus loin. Il les range dans son sac à dos. « Je les monterai à la cabane, il y a déjà assez de déchets dans la montagne ». Le berger rallie la Fontaine des Drières pour se désaltérer et abreuver ses bêtes. L’ancien adepte de l’école buissonnière connaît toutes les sources de ses montagnes.
Gilbert donne la direction et le rythme au troupeau. Son regard acéré a repéré un groupe de brebis qui s’écarte un peu trop des autres. Un coup d’œil aux jumelles. Le berger siffle. Ses 4 chiens partent en trombe. Sa voix douce devient rauque : « Par la droite Fauvette ! Hi-ha ». Il ne faut pas que les chiens les poussent dans le mauvais sens. « Reste là Caline ! » hurle Gilbert. Les fidèles serviteurs contournent les bêtes pour les conduire dans la bonne direction. Les moutons accomplissent la chorégraphie dictée par Gilbert et ses chiens. Le gardien vérifie avec ses jumelles si certaines n’ont pas réussi à s’enfuir : « Il y en a une vingtaine qui ont été en direction du Sapey. Je les récupérerai demain ».
"J'ai eu une brebis blessée et un agneau tué cette année"
Avant, ce hameau était inhabité, les ovins allaient y paître souvent, mais cette année un des chalets a été retapé. « Je préfère éviter d’amener les bêtes là-bas, je n’ai pas envie d’avoir des ennuis avec les propriétaires, surtout que les moutons aimaient bien s’abriter près des vieux chalets dès qu’il pleuvait ». Les ennuis avec les riverains sont rares. Ils sont encore moins fréquents avec les Vététistes qui dévalent les pistes l’été. La cohabitation est bien plus difficile avec les chiens des randonneurs non tenus en laisse. « J’ai eu une brebis blessée et un agneau tué cette année » déplore Gilbert. Le gardien de troupeau tend l’oreille à la lisière des bois. Un roucoulement suivi d’un cri guttural attise sa curiosité : « C’est un coq de bruyère et une poule, ils sont juste en dessous ».
Ce soir Gilbert rejoint Dominique dans sa cabane d'estive au lieu-dit "Les Crêtes".
Le téléphone portable sonne. C’est Dominique, le berger provençal qui garde des moutons sur la montagne de l’autre côté du plateau des Deux Alpes, face à Gilbert. Le Bisalpin se fend d’un clin d’œil. Le sourire en coin, il répond en mettant le haut-parleur : « Alors tu t’en sors ? – Mouai… Tu peux regarder si tu vois des moutons dans les sapins vers les Perrons ? – Gilbert ajuste ses jumelles. Non, je ne vois rien ».Ce soir, Gilbert rejoint Dominique dans sa cabane d’estive au lieu-dit « Les Crêtes » pour partager un repas et bavarder. Le grand gaillard quitte Salon-de-Provence en début d’été avec les 400 bêtes de son patron. Il pousse un soupir, et se plaint dans la langue de Pagnol : « J’ai hâte de redescendre dans mon Sud ! Je fais le berger aux Deux Alpes de juin à octobre… C’est long. Mais ça me permet de vivre quasi toute l’année. Il faut dire aussi que je n’ai pas beaucoup de besoins… ». Gilbert, lui, vendra ses agneaux et ses brebis les plus vieilles à la fin de l’automne. Il devra acheter du fourrage pour garder une vingtaine de brebis et 2 boucs à la bergerie cet hiver. Au printemps, de nouveaux agneaux naîtront…
La vocation de berger se perd
Gilbert est fier de son métier : « Je suis libre, tranquille, dans la nature avec mes bêtes ! ». A 67 ans, il songe à arrêter : « Je vais encore continuer 3 années. Après, il y aura peut-être ma nièce de 20 ans qui prendra la relève, mais ce n’est pas sûr ». La vocation de berger se perd. Plus qu’un métier, il s’agit d’un art de vivre. Le choix d’une vie simple, solitaire, au plus près de la nature. Des valeurs assez éloignées de nos modes de vie modernes. Le berger bisalpin a hérité de ses aïeux ses connaissances concernant le milieu naturel dans lequel il vit. Un savoir ancestral qui lie les hommes à leur terre. Aux Deux Alpes, Gilbert en est peut-être le dernier détenteur.
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