Qu’est-ce qui vous a poussé à étudier le lagopède alpin ?
Je crois que c’est avant tout mon amour de la montagne qui m’a poussé à étudier le lagopède. Pour observer le lagopède il faut aimer parcourir les étendues sauvages et rocailleuses des étages subalpins et alpins. Natif et résidant de Samoëns, dans le Haut-Giffre, je cours les montagnes depuis mon plus jeune âge. J’ai toujours été passionné par la nature et, en particulier, par la faune sauvage. Alors j’ai entamé un parcours universitaire qui m’a mené à un doctorat en écologie animale et j’ai ensuite contribué à la fondation du GRIFEM (Groupe de Recherches et d’Information sur la Faune dans les Ecosystèmes de Montagne). En 1984, j’ai été sollicité par le Ministère de l’environnement pour étudier le lagopède alpin dans le cadre d’un contrat de 2 ans. Comme pour plusieurs autres galliformes de montagne, beaucoup d’aspect biologiques étaient encore méconnus. C’est comme cela qu’ont débuté précisément mes travaux sur celui que l’on nomme aussi « la perdrix des neiges », travaux qui n’ont jamais cessé à ce jour. Au début des années 80, tout était nouveau, tout restait à découvrir. Mais j’en découvre encore tous les jours… C’est un défi et c’est très excitant. Depuis les années 2000, ce programme de recherches est poursuivi dans le cadre d’une collaboration entre le GRIFEM et l’ONCFS (Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage).
Qu’est-ce qui fait la singularité de ce galliforme ?
Déjà, le lagopède est l’espèce de nos montagnes la plus « frigophile ». Il a besoin du froid. C’est une espèce d’origine arctique qui a colonisé nos latitudes pendant la période glaciaire. En Europe, après le recul des glaciers, l’espèce s’est retrouvée cantonnée en Scandinavie, au nord de l’Ecosse ainsi qu’au niveau d’autres zones refuges en altitude dans les Alpes et les Pyrénées. Une de ses caractéristiques est l’homochromie de son plumage. Changeant de plumage 3 fois dans l’année, il est parfaitement camouflé dans son milieu aux diverses saisons. Ses plumes sont doubles et limitent les déperditions thermiques.Le manchon de fines plumes recouvrant ses pattes jusqu’au bout des doigts assure une isolation efficace ainsi qu’une meilleure portance sur la neige. Distinguer le mâle de la femelle n’est pas toujours facile, à part en hiver, où seul le coq présente un bandeau noir entre le bec et l’œil. Leur donner un âge n’est pas aisé non plus, car après 6-8 semaines les jeunes ont l’apparence d’adulte. Le lagopède est un animal discret qui compte avant tout sur son camouflage face au danger. Il se déplace la plupart du temps « à pattes », mais est tout à fait capable de voler sur de bonnes distances. Sa présence est bien souvent trahie par ses vocalisations, que l’on entend toute l’année, surtout aux heures crépusculaires. On le repère aussi grâce à ses empreintes, ses fientes, ses plumes (doubles) trouvées au sol en période de mue et ses loges hivernales.
Chant du lagopède alpin | ©Jérôme Fischer
Où et comment vit ce drôle d’oiseau ?
L’habitat du lagopède est saisonnier. Les lagopèdes sont fidèles à leurs zones d’hivernage respectives. Ils peuvent s’y retrouver par petits groupes de 1 à 10 individus. Ce sont des endroits où ils peuvent trouver de la nourriture, où la neige est dégagée par le vent, au niveau d’affleurements rocheux ou herbeux, souvent au-dessus de 2000 mètres d’altitude. Par mauvaises conditions météorologiques, ils se laissent recouvrir par la neige, ménageant de petites loges dans l’épaisseur du manteau afin de s’y abriter. Après l’hiver, les coqs s’affairent aux parades et démonstrations territoriales dans leur secteur de reproduction. Les lagopèdes vivent ensuite en couple, sur leur territoire respectif, principalement entre 1900 mètres et 2400 mètres d’altitude. Là encore, chaque animal est fidèle à son aire de reproduction, et du coup, fidèle à son partenaire. Il s’agit d’endroits souvent assez plats avec une vue dégagée, où les éléments minéraux tels que les éboulis, moraines ou lapiaz offrent des abris naturels. La ponte a lieu de juin à août et les œufs mettent 3 semaines à éclore. Après l’éclosion, les coqs tendent à se rassembler plus haut en altitude et les poules quittent le nid avec leurs poussins, aussitôt nés, pour leur apprendre à s’alimenter et à se cacher. En fin d’été, les poules et leur nichée rejoignent alors les coqs et autres oiseaux non reproducteurs vers les hauteurs. Ensemble, ils forment ainsi des groupes qui peuvent atteindre plusieurs dizaines d’individus.
Quels types de déplacements effectuent les lagopèdes entre leurs aires d’hivernage et de reproduction ?
Contrairement à ce que l’on supposait au départ, le lagopède n’est pas strictement sédentaire, certains individus (surtout des poules) peuvent effectuer de petits déplacements migratoires entre massifs montagneux distincts. Le marquage des poules a montré que certaines changeaient de massif entre l’hiver et l’été. Une des hypothèses avancées est que lors de l’émancipation des jeunes, dès leur premier automne, certains explorent de nouveaux territoires parfois très loin du lieu où ils sont nés et peuvent s’y établir pour les reproductions à venir, en conservant le souvenir de leur lieu de naissance ce qui les pousse à revenir y hiverner (« philopatrie »).
Quel est le régime du lagopède ?
L’hiver le lagopède se nourrit principalement d’écorces, de rameaux, de graminées et autres fragments végétaux desséchés. Son système digestif est adapté pour digérer ce type d’aliments. Il mange également des baies, des bourgeons et des feuilles le reste du temps. Mes récentes investigations visent à étudier l’alimentation des jeunes pour voir si, comme on le suppose, ces derniers ont une alimentation différente de leurs aînés, plus riche en protéines : insectes, araignées…
Quelle est son espérance de vie moyenne ?
Une des poules marquées nous a permis un suivi durant 7 ans et l’on suppose que la longévité potentielle en nature du lagopède est d’environ une dizaine d’années. Nous avons pu équiper 181 oiseaux de colliers émetteurs depuis 1992. Ces appareils ayant une durée de vie limitée de 1 à 3 ans, l’opération doit être renouvelée plusieurs fois durant la vie de l’animal pour un suivi riche en informations.
Quelles sont les menaces qui pèsent sur lui ?
Pour une espèce « frigophile », le réchauffement climatique n’est pas une bonne nouvelle. Alors que j’observais des aires de reproductions à partir de 1600 mètres d’altitude il y a une quarantaine d’années, les plus basses se situent désormais au-dessus de 1850-1900 mètres. L’homme menace directement et indirectement le lagopède. Avec l’essor des activités sportives « en nature » comme la randonnée, le trail et toutes formes de ski, les oiseaux sont plus souvent dérangés pendant les périodes de reproduction et les hivernages. Ces dérangements causent du stress, néfaste à la survie ou pouvant pousser la poule à abandonner son nid. Ils génèrent aussi plus de déplacements pour l’animal à des moments où il doit économiser son énergie. Le suivi de lagopèdes équipés de colliers émetteurs montre que certains, hivernant dans l’emprise du domaine skiable de la station de Flaine, se déplacent tous les jours pour fuir les gênes occasionnées par les tirs de déclenchements préventifs d’avalanche ou le passage de skieurs. De telles dépenses énergétiques peuvent ainsi avoir une incidence négative sur la reproduction. « Paulinette », une poule qui a été suivie pendant 7 ans, n’a jamais pu mener à bien une nichée durant cette période. L’homme en vient à modifier l’écosystème du lagopède. En laissant ses déchets en altitude, il attire plus de renards et augmente ainsi la prédation sur le lagopède. Les troupeaux d’ovins estivaux occasionnent également des dérangements et destructions de nichées et cantonnent les lagopèdes dans des espaces plus restreints. Les câbles des remontées mécaniques causent des collisions mortelles…
Comment voyez-vous l’avenir du lagopède ?
Je ne prédis hélas pas un grand avenir à cette espèce. On observe une diminution du nombre de lagopèdes un peu partout, due à une baisse de la reproduction ou à une hausse de la mortalité. Le rétrécissement et la fragmentation de l’aire de répartition du lagopède sont néfastes aux échanges bénéfiques entre populations et à leur maintien. Ainsi, hélas, de nombreux signes annoncent une extinction de l’espèce prévisible dans le siècle à venir sous nos latitudes dans de nombreux massifs. Et pourtant, malgré la diffusion régulière et soutenue de nos résultats et préconisations alarmantes, l’espèce n’est toujours pas protégée et continue d’être chassée.
Comment agir à notre niveau pour le lagopède ?
En maints endroits dans les étendues d’altitude des étages subalpins et alpins, une poule peut être tapie au sol sur un nid, ou un groupe calé dans un recoin du terrain, comptant sur leur camouflage et leur immobilité afin de passer inaperçus aux yeux d’intrus ou de prédateurs. Afin de respecter leur quiétude et favoriser leur survie, évitez de sortir des sentiers et itinéraires classiques et préférez une progression douce et discrète, en évitant de parcourir en tous sens le milieu naturel avec des moyens « agressifs » et bruyants (VTT, groupes éclatés et sonores, …). Par ailleurs, si, au cours d’une de vos randonnées, vous avez l’occasion fortuite de déranger une poule avec ses poussins ou une poule mimant un oiseau blessé (tactique classique pour détourner l’attention du site où doivent être dissimulés son nid ou ses jeunes), il est important de quitter les lieux au plus vite. Revenez alors sur vos pas avec d’infinies précautions pour ne pas risquer d’écraser accidentellement un poussin, tapis au sol et quasiment invisible avant de vous éloigner rapidement. Vous contribuerez ainsi à aider la population de cette espèce sensible d’altitude à se maintenir dans son habitat si particulier.
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